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Buckminster Fuller, le designer compréhensif : Fred Turner, extrait

Dans son ouvrage Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence (2012), Fred Turner, professeur en communication à Stanford, étudie les racines des idéologies, des espoirs et des outils qui ont façonné la Silicon Valley — et maintenant notre monde. Il présente dans ce texte la figure de Buckminsteur Fuller, qui met met le design au cœur de l’accessibilité et de la démocratie. Rendre accessible la matière, c’est rendre accessibles les usages.

Portrait de Buckminster Fuller © The Buckminster Fuller Institute

« A l’instar d’Emerson, Fuller voyait le monde matériel comme le reflet d’un système de règles intangibles. Mais contrairement à lui et aux transcendantalistes, Fuller ne reliait pas seulement ce système de règles au monde du vivant. Il le reliait également au monde de l’industrie. Durant la Première Guerre mondiale, Fuller vit Alexandra, sa fille de quatre ans, succomber de la  poliomyélite, maladie dont il attribuait en partie l’origine au défauts de construction de la bâtisse familiale. Il travaillait alors comme sous-traitant pour la marine militaire. Auparavant, en tant qu’officier subalterne, il avait constaté qu’avec une coordination appropriée, de gigantesques ressources industrielles pouvaient être rassemblées pour résoudre des situations d’urgence au sein de l’armée. Selon lui, le décès de sa fille était directement lié à la maladie, mais résultait indirectement d’une incapacité à distribuer judicieusement les ressources mondiales1. Cette conviction se renforça au cours de la Seconde Guerre mondiale et des premières années de la guerre froide, lorsque de nouveau Fuller observa de manière approfondie le fonctionnement de la production industrielle et l’inégalité dans la distribution des ressources de par le monde. Ce dont l’humanité avait besoin, pensait-il, se trouvait dans l’individu qui saurait admettre l’existence de modèles universels inhérents à la nature, qui inventerait des technologies nouvelles en harmonie avec ces modèles en s’appuyant sur les ressources industrielles d’ores et déjà créées par les entreprises et l’armée, et qui s’attacherait à déployer ces technologies dans la vie de tous les jours.

Dans un ouvrage écrit en 1963 et intitulé Ideas and Integrities, qui aura un impact majeur sur l’USCO et sur Stewart Brand, Fuller désigna cet individu sous le nom de « designer compréhensif »2. Dans l’esprit de Fuller, le designer compréhensif ne serait pas un spécialiste de plus, mais se tiendrait en dehors des laboratoires de la science et de l’industrie, traitant l’information qui y est produite, observant les technologies développées et convertissant l’ensemble en outils dédiés au bonheurs humain. Contrairement aux spécialistes, il serait conscient de ce dont a besoin le système pour s’équilibrer et déployer ses ressources au fur et à mesure. Il agirait ensuite comme un « moissonneur des potentiels du domaine », rassemblant les produits et techniques de l’industrie et les redistribuant conformément aux modèles systémiques que seuls lui et les autres designers compréhensifs pouvaient comprendre. Pour accomplir sa tâche, le designer compréhensif aurait besoin d’un accès à l’intégralité des informations produites au sein de la technocratie américaine bourgeonnante, tout en se maintenant à l’extérieur. Il deviendrait « une synthèse nouvelle de l’artiste, de l’inventeur, du mécanicien, de l’économiste impartial et du stratège évolutionniste »3. Plongé constamment dans des sondages auprès de la population, dans l’analyse des ressources et rapports techniques produits par les États et l’industrie, mais jamais employé à temps plein pour l’une ou l’autre de ces activités, le designer compréhensif pourrait dès lors contempler ce que les bureaucrates ne pouvaient voir : il aurait une vision d’ensemble.

Cette capacité à embrasser un tableau général de la situation lui permettrait de réaligner simultanément sa psyché d’individu et sa capacité politique sur les lois de la nature. Contrairement aux bureaucrates, que de nombreux critique de la technocratie disaient brisés psychologiquement par les exigences de leur labeur, le designer compréhensif serait intègre intellectuellement et émotionnellement. Ni ingénieur, ni artiste mais toujours les deux à la fois, il parviendrait à l’intégrité psychologique même en travaillant avec les produits de la technocratie. En outre, là ou les bureaucrates exerçaient leur pouvoir par le biais de partis politiques et de forces armées, ce qui aux yeux de Fuller vouait à l’échec toute tentative de distribution adéquate des ressources mondiales, le designer compréhensif l’exercerait de manière systématique. En d’autre termes, il analyserait les données qu’il aurait rassemblées, cherchant à visualiser les besoins immédiats et futurs du monde et concevrait ensuite les technologies qui pourraient répondre à ces besoins. Fuller pensait que les pratiques politiques d’affrontement deviendraient rapidement dénuées de sens. Ce qui changerait le monde serait « une science anticipatoire de la conception globale »4. »

Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, C&F éditions, 2012 , p 110-112


1 R. Buckminster, Ideas and Integrities : A Spontaneous Autobiographical Disclosure, Englewood Cliffs, NJ : Prentice Hall, 1963, 35-43

2 Ibid., 173

3 Ibid., 176

4 Ibid., 63