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Petite histoire des bureaux : comment le design accompagne les mutations du travail 3/4

L’avènement du bureau, de l’hôtel particulier à l’open-space

La naissance de l’open-space équipé, les fabricants de mobiliers et le space-planning

Ces plateaux libres nécessitent le déroulement d’un mobilier structurant l’espace tout en maintenant une surveillance des employés, nécessitant une collaboration entre chercheurs en science des humains et des organisations ; des fabricants de mobiliers ; des dirigeants d’organisation. C’est le panoptique appliqué au plan libre, tout en facilitant le besoin d’intimité des travailleurs. C’est la naissance des space planners, qui coordonnent toute cette recherche : un service aux entreprises combinant conseil en architecture et conseil en organisation, avec l’agencement de grands bureaux et des conseils aux manager concernant l’implantation des équipes et de l’organisation des différents pôles dans l’espace et l’organisation.

« Trois mille ans après les premiers bureaux des moines copistes, ce n’est plus le mobilier qui bouge, mais le salarié, qui peut à présent transporter son poste de travail dans lequel il retrouve un “bureau” numérique. »

En effet, alors que les sciences psychologiques et managériales se développent, des travaux entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 font apparaître un besoin de privacy ¹ : pouvoir se concentrer sans se sentir observé. Pour autant, pas question de revenir aux bureaux aux cloisons en dur, le plateau libre ayant fait ses preuves en streamlining office. Ce dernier est un espace de bureau où l’on fait disparaître les frictions causant déperditions de vitesse et d’information ; et où la surveillance est facilitée par l’espace ouvert.

En 1964, l’entreprise de mobilier Hermann Miller sort l’Action Office System I, après des années de recherches mobilisant des designers, des mathématiciens, psychologues, anthropologues, sous la direction de Robert Propst². Ses versions ultérieures donneront naissance au cubicule tel qu’on le connaît, réduisant le nombre de stimuli provenant de l’environnement extérieur sans perdre en modularité. Robert Propst résume ainsi son principe « il faut qu’un bureau ne soit ni fermé ni ouvert³ ». L’Action Office System permet de reconfigurer des bureaux grâce à un panel system composé d’un « plan de travail fixé à un panneau de mi-hauteur, lui-même relié à deux autres cloisons de même taille, si bien que la cellule individuelle reste ouverte sur un côté⁴. ». Comme son nom l’indique, il se compose sur 3 dimensions et permet une grande diversité d’aménagements, permettant d’organiser l’espace en différentes zones personnalisables, tout en protégeant le « territoire personnel⁵ » des employés. Pour Thierry Pillon, c’est « la rencontre entre le design et l’environmental psychology américaine⁶ », dont les représentants étaient directement liés à l’univers des designers, architectes, ou consultants exerçant dans le domaine de l’aménagement des espaces tertiaires.

Pour autant, cette nouvelle organisation en système de panneaux, dans les bureaux paysagers ou les cubicules, devient vite un symbole d’aliénation. Les syndicats remontent de nouvelles maladies professionnelles : les « lieux clos, dotés d’une ventilation et d’un éclairage artificiels, et dont les aménagements souvent identiques, répétitifs, selon des modèles dérivés du panel system, perturbent les repères spatiaux temporels⁷ ». Dans les années 80, après une suite de sévères dysfonctionnements, « la flexibilité vantée par les aménageurs et les promoteurs des panel system apparaît donc avant tout comme un vecteur de désorganisation des collectifs de travail.⁸ ». Les équipementiers de bureau, les architectes d’intérieur et les chercheurs en science du management vont donc explorer, durant toute la fin du siècle, comment organiser différemment l’espace pour garder l’open-plan et ses avantages (communication, rapidité, convivialité) tout en garantissant des espaces de concentration pour les employés.

◁ ¹

PILLON Thierry (2016). « Retour sur quelques modèles d’organisation des bureaux de 1945 à aujourd’hui ». La nouvelle revue du travail, 9 | 2016

Steelcase Coordinated Offices, 1963

◁ ²

PINA Leslie (1998). Classic Herman Miller. Atglen, Pennsylvania: Schiffer Publishing

◁ ³

PROPST Robert (1968). The Office: A Facility Based on Change

◁ ⁴ ◁ ⁵ ◁ ⁶ ◁ ⁷ ◁ ⁸

PILLON Thierry (2016). Op. Cit.

Steelcase

La multiplication des métiers de l’aménagement de l’espace et des ressources humaines

Dès les années 60, la standardisation des éléments du bureau fait basculer le rapport de force entre architectes et industriels du mobilier en faveur de ces derniers⁹. En 1963, Steelcase lance une campagne de publicité pour son système Steelcase Coordinated Offices. Aujourd’hui, Steelcase propose toujours ses services en aménagements intérieurs de bureaux. Ainsi, « Le secteur se développe fortement et se structure notamment autour de revues spécialisées et de salons professionnels du mobilier de bureau […] Pour la période de la fin des années 1980 et du début des années 1990, Jérome Galletti (1992) a recensé plus de 150 articles et ouvrages publiés aux États-Unis, uniquement sur le space planning.¹⁰ »


De façon concomitante se développent des métiers entièrement dédiés à la gestion de l’espace et de la communauté des travailleurs : « A la fin des années 70 aux Etats-Unis, puis dans la décennie 80 en Europe, on voit apparaître les facility-managers, space-managers, office-managers. Des cabinets de consultants spécialisés dans l’aménagement, mais surtout les fabricants de mobilier proposent leurs services aux entreprises pour concevoir, gérer, déménager les locaux d’entreprises tertiaires¹¹ ». Ainsi, le space-planning répond aux besoins d’optimisation et d’accompagnement des entreprises dans leurs aménagements d’espace. Les space-planners travaillent accompagnés d’ordinateurs (Computer Aided Design) et s’occupent de toute l’architecture intérieure, de la décoration au mobilier. Pour légitimer leur pratique, ils délivrent au début des années 90 des guides destinés aux dirigeants¹².

Herman-Miller, le cubicle,1968, brochure de l’International Action Office

◁ ⁹

 NIVET Soline (2012). Work in Progress. Nouveaux bureaux, nouveaux usages (ouvrage collectif). Paris, Editions du Pavillon de l’Arsenal

◁ ¹⁰ ◁ ¹¹

PILLON Thierry (2016). Op. Cit.

◁ ¹²

 PINOT G., MANSOUX F., BOUCHET P. (2018). Op. Cit.

Un nouveau défi pour l’architecture intérieure : l’informatisation

En effet, les années 90 sont marquées par la démocratisation des outils informatiques et l’apparition du web au grand public. Ces bouleversements technologiques et sociaux représentent un nouveau défi dans l’organisation de l’espace. Le personal computer est déjà installé dans de nombreux foyers occidentaux. Mais s’il a une place déterminée dans l’espace privé (le « bureau informatique »), il en va différemment dans l’espace de travail et sa modularité constante depuis l’open-plan. L’espace doit pouvoir favoriser la création de nouveaux réseaux téléphoniques et informatiques. Le design des espaces comprend maintenant une couche intangible et des infrastructures complexes. Un nouveau bureau est en train de naître.

Le bureau partagé ou non-territorial office

Après avoir tenté de résoudre le casse-tête de la désaffection de l’open-space avec d’innombrables systèmes de modulation des cloisons à l’intérieur du plan ouvert, la miniaturisation de l’informatique apporte un changement de paradigme majeur aux designers et space-planners. Trois mille ans après les premiers bureaux des moines copistes, ce n’est plus le mobilier qui bouge, mais le salarié, qui peut à présent transporter son poste de travail dans lequel il retrouve un “bureau” numérique.


C’est ce qu’on appellera le « non-territorial office », puis le « combi-office » lorsque les mobiliers pourront combiner plusieurs usages que les employés moduleront selon leurs besoins. On ajoute des espaces complémentaires modulaires : bibliothèques, armoires de rangement, salles de réunion fermées… On en trouve un exemple visionnaire dans un immeuble IBM de 1970, où les bureaux ne sont pas attribués et où des espaces complémentaires sont en libre-utilisation : bureau fermé, zone de calme, bibliothèque¹³…


En 1994, Jay Chiat, dirigeant de l’agence de publicité TBWA Chiat/Day, confie à l’architecte-designer Gaetano Pesce l’aménagement de ses locaux. Il n’y a plus de poste individuel, plus de place attitrée, créant une vague d’intérêt médiatique. Le bureau partagé se développe largement sous l’impulsion de la société américaine Anderson Consulting (Accenture)¹⁴, avant d’être déployé dans le monde entier par l’architecte Andrew Chatwick.


Ces changements sont le témoin d’une redistribution des cartes : les hiérarchies sont plus aplanies, donc tout le monde bouge ; tout le monde sait se servir de l’informatique, donc tout le monde a le droit d’y toucher. Les machines sont partagées, servent des usages aussi différents que les différents corps de métier qui les utilisent, et une même machine sert plusieurs rangs hiérarchiques.

Gaetano Pesce, TBWA Chiat/Day, 1994

◁¹³ ◁ ¹⁴

PILLON Thierry (2016). Op. Cit.

[Extrait d’une étude réalisée par Paul Marchesseau -fondateur d’Emilieu Studio, agence d’architecture intérieure et de design, et enseignant à l’Ecole Camondo- et par Natalia Bobadilla -maîtresse de conférences en Sciences de gestion à l’Université Sorbonne Paris Nord-, publiée dans Les Cahiers de Cime N°4.]