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Petite histoire de la science fiction : Imaginaires Rationnels – 1/2

La science-fiction construit des imaginaires, toutes sortes d’imaginaires, qui vivent à travers nous et contribuent à modeler la manière dont nous percevons le passé et le présent, mais qui surtout peuvent influencer la manière dont nous envisageons l’avenir. Samuel Rousseau examine les imaginaires rationnels dans lesquels nous baignons et essaye de voir où ils nous emmènent.

Illustration de Jules Verne "De la Terre à la Lune"
Le voyage dans la Lune © Georges Méliès : Collection cinémathèque française

La science-fiction, exception culturelle

Rick Deckard suspendu au-dessus du vide par un réplicant, l’explosion de l’Étoile Noire, des prescients pour vous condamner par avance, un Extra-Terrestre recueilli par un gamin, l’omniscience de Big Brother, les formes changeantes du T1000, « 42 » comme réponse, le cœur artificiel de Tony Stark, le lien entre le Vers et L’Épice, l’infaillible portée de la psycho-histoire, l’irrépressible appel du vide du Major Tom, des citoyens de catégorie Epsilon, la Belle et la Bête sur le Nostromo, un Duke qui dégomme des cochons-flics pour sauver les strippers de Los Angeles, des tapis de cheveux pour consacrer la pire des vengeances, un Soleil Vert comme dernier repas… Ces fractions constituent une partie des images qui m’ont marqué dans le très large et très vague registre de la science-fiction, et je suis certain que n’importe quel quidam en porte de semblables avec lui.

Pourtant si l’on considère l’omniprésence de la science-fiction dans l’ensemble des supports culturels de notre société, on pourra s’étonner de la relative marginalité des publications en sciences humaines sur ce sujet. En effet, en dépit d’une forte représentation du genre tant dans la littérature que dans les productions cinématographiques, télévisuelles, graphiques, ludiques et vidéoludiques, musicales ou même publicitaires, les publications dépassant le simple cadre de la critique d’œuvres spécifiques ne sont pas légions : force est de constater que, à l’exception peut-être pour le domaine littéraire des études stylistiques, la science-fiction ne constitue pas un objet d’étude identifié.

Ce manque d’intérêt trouve probablement sa source dans le faisceau de connotations que la science-fiction colporte avec elle, qui tourne autour d’une sorte de croyance largement partagée selon laquelle il s’agirait d’une forme culturelle exclusivement destinée à la distraction, évoquant pour l’essentiel des mondes imaginaires. Il en résulte une conception qui assimile la science-fiction à une forme d’échappatoire dont se saisirait une sous-population de geeks incapables de faire face à la réalité d’un quotidien comparativement plus dur, et plus morne.Par ailleurs, en situant ainsi ce domaine dans une opposition binaire entre réalité et imaginaire, on peut effectivement considérer de prime abord qu’un discours de science-fiction ne saurait apporter quelque connaissance sur le monde que ce soit puisqu’il traite pour l’essentiel de choses qui n’existe pas. Si l’on se contente de ce raisonnement rapide et spécieux, il n’y a sans-doute aucun intérêt à se pencher sur la SF : ça ne fait pas sérieux.

Ceci étant dit, il se trouve qu’en tant que genre, la science-fiction cumule une poignée de caractéristiques qui en font un objet culturel assez exceptionnel : nous sommes face à un type de discours massivement diffusé, protéiforme au plus haut point, généralement tourné vers l’avenir qui, s’il traite rarement directement du monde réel, entretient en revanche un rapport constitutif avec la générations d’imaginaires rationnels.

Albert Robida, La sortie de l’Opéra en l’an 2000, 1882

Un courant insaisissable

Certains courants culturels apparaissent du fait de la volonté d’un artiste ou d’un collectif, suite au constat d’un manque, par réaction à une forme de classicisme, par revendication politique… De tels courant bénéficient généralement d’un acte fondateur, qui peut être une œuvre ou un manifeste, une déclaration, un événement en somme qui le défini, l’encadre, et le situe dans son époque, généralement par opposition aux courants dominants. On peut par exemple penser au futurisme et à son manifeste, ou au naturalisme de Zola qui marquait une volonté de se démarquer du romantisme ambiant de l’époque en décrivant crûment la réalité sociale de son temps. De tels courants sont définis et identifiables.

Ce n’est pas le cas de la science-fiction.

Le fait que le corpus science-fictionnel (limité à la littérature aux origines, maintenant étendu à tous les supports culturels) soit aussi incroyablement hétérogène rend complexe toute tentative de définition précise, et inconsistante toute velléité de classification. Il me semble en effet que, contrairement aux autres genres, la science-fiction ne bénéficie d’aucune forme d’unité qui soit transversale à l’ensemble de son corpus. Si par exemple le courant naturaliste de Zola et de ses pairs pouvait se définir par une unité stylistique, si le western peut se définir par une unité spatio-temporelle, si le polar peut se définir par une forme d’unité narrative… les œuvres de science-fiction, elles, ne font preuve d’aucune semblable constance : vous ne trouverez pas de critère simple permettant de définir le genre.

En somme, la notion de science-fiction est difficile à utiliser car elle recouvre un trop grand nombre de manifestations différentes. Cela dit, la manière la plus simple de lui donner du corps est sans doute d’aborder le corpus sous l’angle de sa chronologie, ce qui va nous permettre de présenter succinctement les divers courants qui ont émergé depuis les origines du genre tout en montrant que la SF, loin d’être déconnectée de la réalité, tend à refléter les problématiques, les espoirs et les craintes, de l’époque qui l’a engendrée. Une partie de ce qui va suivre s’inspire de l’essai de Raphaël Colson et André-François Ruaud, Science-Fiction, une littérature du réel (Klincksieck, Paris, 2006), un édifiant ouvrage dont je recommande vivement la lecture.

Les origines de la science-fiction

Si le terme de « science-fiction » ne devient représentatif d’un genre qu’à la fin des années 1920, il existe déjà à ce moment une littérature d’anticipation qui connaît un certain succès depuis la seconde moitié du XIXe siècle. L’époque est celle de la première révolution industrielle, le moment de l’histoire humaine où l’avènement de la technologie permet la maîtrise de la vapeur, la rapidité du train et la force industrielle du marteau-pilon ; l’essor de la biologie entraîne l’hygiène publique et la prophylaxie qui font exploser l’espérance de vie, les débuts de l’électricité semblent annoncer un avenir lumineux… Dans ce contexte de succès techno-scientifiques apparemment inarrêtables, la notion même de progrès change, passant d’une idée assez floue à : « ce que la machine fait mal aujourd’hui, elle le fera bien demain ». Imprégnés par ce nouveau rapport au monde, certains auteurs de fictions entreprennent ainsi de projeter les réalisations futures de ce miracle technologique tout en les intégrant à leurs œuvres. Vous connaîtrez sans doute quelques romans de la grande œuvre de Jules Verne, dont l’essentiel des Voyages Extraordinaires (62 romans publiés entre 1863 et 1919) est principalement dédié à la vulgarisation scientifique et à la célébration du progrès technique. En extrapolant les récentes découvertes, Verne imagine nombre d’objets dépassant les capacités techniques de son époque, comme le canon permettant de se rendre sur la lune (De la Terre à la Lune, 1865) ou le Nautilus (Vingt mille lieues sous les mers, 1870), tout en restant dans le champ de la rationalité scientifique. D’une manière plus métaphorique, J.-H. Rosny aîné fait également l’apologie du rationalisme et de l’innovation technique dans sa nouvelle Les Xypéhuz (1888), récit décrivant des tribus humaines préhistoriques exterminant une menaçante culture d’êtres-vivants minéraux (si, si !) grâce à l’observation scientifique et à la création d’armes nouvelles.

ert Robida; « Les cours par téléphonoscope», La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée, [1893],in-texte p. 25.
Albert Robida, Les cours par téléphonoscope. Dans La Vie électrique, Paris, Librairie Illustrée, 1893, p. 25

De son côté, l’illustrateur et écrivain Albert Robida construit une anticipation du vingtième siècle moins axée sur les prouesses de la technologie que sur son infiltration et ses conséquences sociales (comme l’émancipation des femmes). Ses visions tendant vers l’utopie sont développées à travers des romans illustrés comme Le vingtième siècle (1883) ou La vie électrique (1890), ainsi que dans son hebdomadaire satirique La Caricature, mais Robida se démarque cependant par une rare lucidité en envisageant les conséquences effrayantes de la science dans La guerre au vingtième siècle (1883/1887).

D’une manière générale, la littérature d’anticipation de la fin du XIXème reste tout de même centrée sur la création d’objets, de machines, qui ne sont que des outils créés par l’Homme pour confirmer son emprise alors naissante sur la nature. L’éventualité que ces puissants outils puissent finir par transformer ceux qui s’en servent semble en revanche largement occultée, sans doute par la tonitruance de leur incroyable efficacité.

Un courant qui se divise autour de la technologie

Cependant, Colson et Ruaud identifient dès cette époque de précurseurs deux courants qui perdureront tout au long de l’évolution de la science-fiction. Le premier, majoritaire, s’articule autour de récits d’aventure récréatifs ne servant que de support à la promotion d’idéaux technologiques, à la foi en un progrès scientifique prometteur de lendemains chantants. Jules Verne incarne particulièrement bien ce courant. Le second, plus ambigu et moins représenté, entretiendra une vision moins optimiste concernant les fruits de la science. Des romans de la veine de La Machine à explorer le temps (1895) ou L’Île du docteur Moreau (1896) de H. G. Wells, pour ne citer qu’eux, portent certains questionnements quant à l’identité humaine, au rapport à l’innovation, et trahissent une angoisse concernant le devenir de la société industrielle.

Couverture de la première édition de The Gods of Mars, de Edgar Rice Burroughs, illustration par Frank E. Schoonover, 1918
Couverture de la première édition de The Gods of Mars, de Edgar Rice Burroughs, illustration par Frank E. Schoonover, 1918

Tant en Europe qu’aux États-Unis ces nouvelles littératures, parfois qualifiées de scientific romance, connaissent en tout cas un large succès et ne semble pas voir leur réputation ternies par le « manque de sérieux » qu’on pourra leur reprocher plus tard au XXe siècle.

En France, le premier lauréat du prix Goncourt (John-Antoine Nau pour Force ennemie, 1903) relève d’ailleurs du champ de la SF.

Aux États-Unis, Edgar Rice Burroughs (le « père » de Tarzan) entame un feuilleton en 1912, Une princesse de Mars, contant les aventures d’un américain, John Carter (celui du film éponyme de 2012), se retrouvant par accident sur Mars au milieu de conflits entre deux civilisations locales. Pour farfelue qu’elle soit, cette aventure s’inspire en partie des travaux de l’astronome Percival Lowell, et son succès sera tel qu’une première édition en roman paraîtra en 1917. Ce roman revêt une certaine importance dans la mesure où il préfigure les codes de la science-fiction de la fin des années 20, et du fait que certains auteurs majeurs des années 40 le revendiquèrent comme première source de fascination pour la SF.

Le tournant de la Première Guerre mondiale

Le genre naissant va toutefois largement souffrir du traumatisme collectif que constitue la première guerre mondiale, conflit où furent testées tout ce que la technologie de l’époque pouvait produire d’armes nouvelles. Les imaginaires d’âges d’or technologiques colportés par les auteurs d’anticipation se sont trouvés confrontés à  l’horreur très réelle des gaz de combat, lance-flammes, chars d’assaut, shrapnels, bombardements aériens… Avec plus de 60 millions d’européens mobilisés, la modernité a su trouver un public pour ses aspects les plus sombres, et ceux qui sont sortis de cette boucherie sans être marqués dans leur chair l’ont au moins été dans leur esprit.

Après la Grande Guerre, la littérature d’anticipation, ou du moins sa composante la plus technophile, va se faire plus discrète sur le vieux continent, mais l’on notera tout de même l’apparition de la dystopie (ou contre-utopie), sous-genre de la SF décrivant les pires sociétés futuristes imaginables, sous la plume russe de Ievgueni Zamiatine dans son roman Nous Autres (1920), ainsi qu’une vague allemande de grosses productions cinématographiques comprenant le célèbre Metropolis de Fritz Lang (1927), qui fît d’ailleurs un bide à sa sortie. Mais l’essentiel de ce qui nous concerne va désormais se jouer sur un autre continent, car c’est au États-Unis pendant l’entre-deux guerres que va vraiment naître et croître la science-fiction.


Retrouvez la deuxième partie ici.