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Petite histoire des bureaux : comment le design accompagne les mutations du travail 2/4

L’avènement du bureau, de l’hôtel particulier à l’open-space

De l’hôtel particulier à l’espace partagé

Jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est la forme domestique qui domine dans le travail intellectuel ou comptable (c’est-à-dire hors de la chaîne de montage ou de l’atelier). Le bureau du patron est installé dans son hôtel particulier, les notaires travaillent à domicile, etc. Puis une double standardisation s’ensuit, sous l’impulsion de la comptabilité et de la reprographie, qui nécessitent des machines particulières (d’ailleurs en miroir des activités copistes et comptables des moines, qui a amené au développement du bureau, à la fois table et espace de travail commun).


Concernant les bureaux de comptabilité, ce sont les banques qui les ont sorti des hôtels particuliers et des ateliers pour les introduire dans de vastes espaces de travail. On les retrouve dans la Banque d’Angleterre par exemple, dont le chantier a été mené par l’architecte John Soane jusqu’en 1827 ; ou au siège du Crédit Lyonnais à Paris en 1878¹ . Ce dernier présente un des ensembles mobiliers réalisés spécifiquement pour l’activité bancaire les plus aboutis, sans reprendre la forme du bureau domestique.


Concernant les espaces de reprographie, on voit apparaître à la fin du XIXe les pools de dactylos : les femmes travaillent ensemble dans la même pièce, alignées en rang, assises devant des machines à écrire, comme les moines dans les scriptorium. Si la disposition rappelle la chaîne de montage, le travail n’est pas de la même nature (il n’y a pas de chaîne). C’est le début de l’espace de bureau tel qu’on le connaît de nos jours ; et qui préfigure, nous y viendrons, le bureau en plan ouvert.

« L’augmentation rapide de l’activité tertiaire après-guerre appelle à une rationalisation toujours plus efficace des surfaces de travail, avec un mobilier et des systèmes d’éléments standards et modulaires, habillant le sol jusqu’au plafond grâce à des avancées technologiques en mobilier.»

◁ ¹

PINOT G., MANSOUX F., BOUCHET P. (2018). De l’immeuble de bureaux aux lieux de travail : 40 ans de transformations (1990-2030). éd. Le Moniteur

Le bureau cathédrale et le fonctionnalisme

Au tournant des XIXe et XXe siècle se développent également des cathédrales du travail, des Palais-Usines pour reprendre l’appellation qualifiant les usines de Bénédictine à Fécamp (1888). Ces constructions de la première Révolution Industrielle comptent dans leurs rangs les usines Menier, dont un bâtiment de béton, édifié en 1906 à Noisel par l’architecte Stephen Sauvestre, en collaboration avec l’ingénieur Armand Considère, est appelé La Cathédrale ; les filatures du Nord…  L’espace de travail (voire la ville ouvrière) se trouve investi des valeurs du patron de l’entreprise. Les premiers immeubles de bureau ne font pas exception.

Au tournant du XXe siècle, les avancées technologiques dans le domaine de l’acier permettent aux structures de s’élancer et de se libérer de nombre de contraintes techniques en laissant beaucoup plus de possibilités dans le choix des formes. L’architecte Louis Sullivan s’empare du centre-ville Chicago comme laboratoire dans les années 1870, lui donnant la grammaire du centre des métropoles que nous connaissons aujourd’hui : de grands bâtiments vitrés, ce qui lui a valu le surnom de “père des gratte-ciels”. Son travail sur le décor de ces structures lui a fait écrire, inspiré par Vitruve, que “la forme suit la fonction”. Cette phrase restera comme un adage dans l’héritage qu’en fera le courant fonctionnaliste, qui étend cette formule bien au-delà des questionnements sur le décor et en fait un principe : la forme d’un objet est subordonnée à la fonction de ce dernier.

John Soane, siège du Crédit Lyonnais, 1878, Paris
Franck Lloyd Wright, Soap Company Larkin’s Building, 1906, Buffalo

Walter Gropius notamment, architecte et fondateur du Bauhaus (de façon à peu près concomitante à la mort de Sullivan), considère que la conception d’un bâtiment et les savoir-faire mobilisés doivent découler des fonctions de ce dernier. Ainsi, en décloisonnant les disciplines, en permettant la reproduction et la standardisation dans la conception et en donnant au design la forme de sa fonction la civilisation industrielle pourra s’épanouir dans un design pour tous qui répond correctement à ses besoins².


Ce fonctionnalisme se conjugue au productivisme dans la conception de bureaux. Un exemple de cette convergence, dix ans après la fondation du Bauhaus, est l’œuvre de Frank Lloyd Wright, célèbre architecte américain au plus de mille réalisations, dont le musée Guggenheim de New York (1959) ou le Palais Impérial à Tokyo (1921). Il prête une attention particulière à l’architecture intérieure et déclare : « Un cadre salubre dont les travailleurs puissent tirer orgueil est rentable.³ ». Wright vient alors, en 1939, de livrer le S.C. Johnson Wax Building, érigé « pour donner au travail un élan que la cathédrale apporte au culte⁴ ». Il faut à la nouvelle religion du travail un lieu pour s’installer, et ce sera le bureau, avec son architecture propre et son mobilier propre. Wright s’associe en 1937 à The Metal Office Furniture Co., aujourd’hui Steelcase, pour élaborer un mobilier sur mesure au Johnson Wax Building. Ensemble, ils vont imaginer un environnement de travail inédit qui donnera naissance aux prototypes du poste de travail moderne⁵.

◁ ²

GROPIUS Walter (1923). « Idee und Aufbau des Bauhaus »

◁ ³

NIVET Soline (2012). Work in Progress. Nouveaux bureaux, nouveaux usages (ouvrage collectif). Paris, Editions du Pavillon de l’Arsenal

◁ ⁴

LIPMAN Jonathan (1986). Frank Lloyd Wright and the Johnson Wax Building. New York, Rizzoli 

◁ ⁵

 Cf. cette archive diffusée par l’équipementier et consultant Red Thread : https://www.red-thread.com/blog/a-brief-tour-of-the-steelcase-historical-archives/

Les avancées techniques du bureau clé-en-main

Autre exemple de la convergence entre fonctionnalisme et productivisme : la distribution des espaces. Pierre Labardin, maître de conférence en sciences de gestion (Université Paris-Dauphine), montre comment l’espace dans les bureaux de la société Pont-à-Mousson, dès les années 1920, a une fonction définie mais aussi contrôlée, surveillée, dans le but d’une meilleure performance économique : « L’architecture d’intérieur des bureaux devient un tout avec l’intégration du design des mobiliers adaptés aux nouveaux usages du travail.⁶ ». Pierre Labardin, remarque aussi que « d’ores et déjà, c’est l’espace libre qui prône et le mobilier cloisonne, oriente et communique.⁷ ».


Ainsi, l’espace s’ouvre, les cloisons tombent et l’espace de travail devient un tout intégré. L’architecture intérieure et le design de meubles deviennent essentiels pour fournir un espace « clé-en-main », aux mobiliers adaptés et fonctionnels. Le design contribue ainsi aux transformations de la société et à ses modes d’organisation.
Bien sûr, ces mutations de la relation au travail sont adossées aux progrès techniques comme la ventilation, qui arrive au début du XXe. Les bureaux se standardisent, se modulent et s’homogénéisent. Ces progrès technologiques tendent vers la modularité du plateau ouvert sur une grande dalle.


Pour autant, la France n’adopte pas immédiatement ce nouveau concept et conserve, durant la première partie du XXe, un espace de travail « traditionnel » hérité de l’hôtel particulier, sièges sociaux et lieux d’administration mis à part. Michael Fenker, directeur scientifique de l’ENSAPLV, rappelle que « la plupart des employés travaillaient encore dans des appartements bourgeois reconvertis en bureaux⁸ ».

Franck Lloyd Wright, SC Johnson,1936

◁ ⁶ ◁ ⁷ 

LABARDIN Pierre (2011). « L’espace, un outil de contrôle ? Le cas Pont-à-Mousson ». Congrès de l’AIMS, Juin 2022, Nantes, France.

◁ ⁸

CHEMIN Anne (2012). “Dans la cage de l’open space”. Le Monde, 18/10/2012 https://www.lemonde.fr/culture/article/2012/10/18/dans-la-cage-de-l-open-space_1777656_3246.html

Le bureau paysager

L’augmentation rapide de l’activité tertiaire après-guerre appelle à une rationalisation toujours plus efficace des surfaces de travail, avec un mobilier et des systèmes d’éléments standards et modulaires, habillant le sol jusqu’au plafond grâce à des avancées technologiques en mobilier⁹. Les nouveaux immeubles de bureau sont pensés suivant des plans libres et décloisonnés, un empilement de plateaux vides qu’il va falloir meubler. Les avancées techniques permettent la création de faux plafonds génériques, homogénéisant l’espace pour cacher les réseaux ; ou encore les murs-rideaux, ces façades non-porteuses qui ferment l’enveloppe des bâtiments de façon très homogène, souvent avec des vitres, occultant la vision intérieure de l’immeuble. Les immeubles de bureau, de leur architecture à leurs mobiliers, sont à présent commandables sur catalogue.


En 1959, Eberhard et Wolfgang Schnelle, fabricants de mobiliers et fondateurs du bureau de conseil en aménagement Quickborner, créent un nouveau type de bureau pour des industriels allemands. Renouant avec l’intuition qu’un employé heureux est plus productif, ils combinent les enjeux d’une meilleure communication, d’une meilleure convivialité, d’un bien-être accru, et d’une surveillance renforcée mais invisible dans un bureau au plan ouvert mais non répétitif, dont les formes et les rassemblements de mobiliers semblent naturels, organiques, comme devrait l’être une collaboration délestée des protocoles et des verticalités hiérarchiques. C’est la naissance du Bürolandschaft ou bureau paysager, aïeul de l’open-space modulaire que l’on connaît aujourd’hui. Dans la tour si épaisse que ni la vue de l’extérieur ni la lumière naturelle ne perce en son noyau, le Bürolandschaft réénacte un paysage à vivre et ressentir (vue, ouïe…) dans un environnement hors-sol. Il propose de construire son propre milieu, à l’image des processus de travail et de communication en vigueur au sein des équipes de travailleurs.


L’intérieur est conçu et organisé grâce au mobilier, des petites cloisons et des plantes vertes. L’aménagement est souple et flexible, capable de se reconfigurer selon les besoins de la circulation de l’information. Surtout, il mime la spontanéité : « les mobiliers sont disposés selon une logique apparemment désordonnée ; les repères traditionnels, portes, cloisons, couloirs ayant disparu, des plantes en pot restent les seuls signes tangibles de marquage spatial¹⁰ ». Pour la première fois, l’aménagement et le design sont l’« opérateur organisationnel » qui induit « des effets sur la productivité du travail, sans médiation d’aucune sorte¹¹ ». Le concept s’exporte dès 1965 aux Etats-Unis avec succès, où il se standardise.

Eberhard et Wolfang Schnelle, le bureau paysager
Julia Radesca, Personal Fresh Air, 2010

◁ ⁹

PINOT G., MANSOUX F., BOUCHET P. (2018).Op. Cit.

◁¹⁰ ◁ ¹¹

PILLON Thierry (2016). « Retour sur quelques modèles d’organisation des bureaux de 1945 à aujourd’hui ». La nouvelle revue du travail, 9 | 2016

[Extrait d’une étude réalisée par Paul Marchesseau -fondateur d’Emilieu Studio, agence d’architecture intérieure et de design, et enseignant à l’Ecole Camondo- et par Natalia Bobadilla -maîtresse de conférences en Sciences de gestion à l’Université Sorbonne Paris Nord-, publiée dans Les Cahiers de Cime N°4.]