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Le festival, production du politique : Entretien avec Amina Boubia

Amina Boubia est docteure associée au Centre de Recherches Internationales de Sciences Po, membre de Chatham House, ainsi que du Middle East Centre de la LSE. Elle a rédigé la thèse Les nouvelles formes de production du politique dans le monde arabe à l’exemple des festivals de musique au Maroc : culture et politique en contexte autoritaire ; et elle nous parle des bouleversements culturels, musicaux et politiques qui secouent le Maroc aujourd’hui.

Festival L’Boulevard, 2019 © Yassine Toumi pour Tel Quel

Qu’est-ce qui vous a amenée à développer une thèse sur le cas des festivals ?

Lorsque j’ai quitté le Maroc pour effectuer mes études en Europe, les festivals de musique tels que nous les connaissons aujourd’hui à travers le pays commençaient à peine à faire parler d’eux. C’est donc durant mes études en Allemagne, puis en France, que j’ai entendu parler de ce phénomène, à travers la famille et les amis. Lorsque j’ai commencé à travailler comme correspondante à Paris pour un magazine marocain, je me suis rendu compte que l’engouement des médias pour ces événements était en train de croître, ce qui m’a interpellée, n’ayant moi-même pas connu de tels festivals lorsque j’ai grandi dans le pays. Il se trouvait que je devais alors choisir un sujet pour mon mémoire de Master à l’IEP de Paris, et le choix s’est porté très naturellement et rapidement pour moi sur ce sujet. Je me suis vite rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’un sujet de science politique classique. Une des premières questions que l’on me posait était : « Y a-t-il vraiment un lien entre le politique et les festivals au Maroc ? ». Pour moi, cela ne faisait aucun doute : si un phénomène culturel se développe aussi rapidement en prenant une telle ampleur dans un pays qui ne connaissait que peu d’événements du genre jusque-là dans l’espace public, cela signifiait que d’importants enjeux socio-politiques lui étaient liés, potentiellement dans le bon comme dans le mauvais sens. Étant donné l’intérêt suscité par mon travail de mémoire dans mon entourage et la complexité grandissante du phénomène en 2008, je décidai ensuite de m’y consacrer de façon plus approfondie dans le cadre d’une thèse. Une aventure fascinante qui m’a beaucoup appris non seulement sur mon pays et son évolution, mais aussi sur l’importance de l’art, de la musique et de la culture plus généralement dans nos sociétés.

Dans votre article pour l’ouvrage collectif Festivals, raves parties, free parties, histoires des rencontres musicales actuelles, vous signalez qu’entre les années 1990 et 2010 nous observons le développement de nombreux festivals au Maroc. D’après vous, quelles ont été les motivations du développement de ces festivals ?

Pour résumer, je dirais que les raisons sont de trois types. D’abord, une dynamique indépendante a émergé d’« en bas », au sein de la société civile, à partir du milieu des années 1990, encouragée notamment par l’apparition des chaines satellitaires ayant connecté les jeunes Marocain·e·s à la mondialisation. En particulier, cela leur a permis d’écouter des chaines de musique étrangères, occidentales notamment et de se lancer eux-mêmes progressivement dans de nouveaux genres musicaux tels que le rock/metal et le rap, avant de constituer une « nouvelle scène » musicale marocaine résolument moderne. C’est cette nouvelle scène, avec pour épicentre la capitale économique Casablanca, qui a alimenté à son tour petit à petit une dynamique festivalière, certes timide à ses débuts, mais qui s’est affirmée de plus en plus au cours des années 2000 grâce à l’engouement qu’elle rencontre chaque année auprès de centaines de milliers, puis de millions de Marocain·e·s, sans compter leur attrait confirmé désormais auprès des étrangers.

D’autre part, cette nouvelle dynamique musicale, underground et marginale à ses débuts, a connu un tournant majeur notamment du fait du laisser-faire, si ce n’est du soutien des autorités. 2003 a été une année charnière dans ce sens, lorsqu’a éclaté l’affaire dite des « 14 satanistes », des amateurs de rock en réalité, raflés à Casablanca le temps d’une soirée par la police. Après plusieurs manifestations de la société civile et une indignation jusqu’à l’international, les jeunes emprisonnés ont été relâchés, ce qui a été perçu, à juste titre, comme une décision en faveur de cette scène venant du Palais, et très probablement du roi lui-même. Rappelons ici par ailleurs que le Maroc est alors encore dans le contexte de transition politique liée à la succession dynastique intervenue en 1999 à la mort de Hassan II, avec l’arrivée sur le trône de son fils, Mohammed VI. Au cours des années qui suivront, ce soutien politique de haut niveau se confirme, plusieurs personnalités proches du roi devenant présidents de festivals, ou soutenant de diverses façons ces événements. Les festivals deviennent à la fois une priorité de politique culturelle à l’échelle nationale permettant à la monarchie de se re-légitimer aux yeux de Marocain·e·s, et un outil de diplomatie culturelle à l’international.

Enfin, le phénomène des festivals de musique au Maroc a pu s’épanouir grâce au soutien, qui coïncide parfois avec de la récupération, de la part des médias et des acteurs économiques de premiers plans agissant comme partenaires et sponsors.

En quoi d’après vous le festival peut être une forme de production du politique ?

L’exemple des festivals de musique au Maroc montre bien comment de tels événements peuvent constituer une forme de production du politique au sens large. Pour déterminer la portée politique d’un festival, je dirais qu’une bonne connaissance du contexte (local, régional, national, voire international) dans lequel il émerge et évolue est essentielle.

Pour ce faire, les questions à se poser sont d’ordre socio-politique. Quel changement social et politique cet événement culturel entraine-t-il (ou pas) ? En quoi apporte-t-il du (re)nouveau ? Qui est à l’initiative de ce festival et pour quelles raisons (officielles ou officieuses) ? Qui soutient/subventionne/finance le festival ? Qui est contre, et pour quelles raisons ? Quelles sont les conséquences pour les différents acteurs impliqués et concernés induites par la création, voire le succès de l’événement ? Quelles répercussions en termes d’image, d’attractivité médiatique et touristique ? Quel impact sociétal, économique et politique ? Ce sont tous ces éléments qui permettent de déterminer le politique dans toute sa complexité en relation avec un événement tel que le festival. Relève-t-il d’une contestation ou au contraire d’une re-légitimation ? Ou encore des deux à divers degrés ?

Est-ce que l’on remarque aujourd’hui la volonté de délivrer un message à travers les festivals ?

Les festivals fournissent une occasion idéale pour délivrer des messages devant un public nombreux, et ce d’autant plus si l’événement est retransmis en direct par les médias (radios, chaines télévisées).

Au Maroc, les messages ont évolué. Lors de la première phase underground, le fait même d’exister et de jouer de nouveaux genres musicaux était un message ; un message de rébellion, d’affirmation, de modernité. Plus tard, durant le Printemps arabe par exemple, les festivals constituaient la tribune idéale permettant à des artistes tant marocain·e·s qu’étranger·e·s, souvent mondialement connu·e·s, de faire passer des messages de soutien plus ou moins explicites à la dynamique de changement (Hoba Hoba Spirit pour les groupes marocains avec leur chanson « La volonté de vivre » ; Cat Stevens, Santana, ou encore Lenny Kravitz pour les stars internationales, ce dernier ayant dénoncé l’arrestation de chanteurs, faisant référence implicitement à la détention au Maroc du rappeur engagé L7a9ed dans ce contexte). D’autres encore ont dénoncé l’arrestation de journalistes, ou ont défendu l’identité berbère.

Enfin, pour l’État et les dirigeants marocains, les festivals envoient clairement un message d’ouverture à l’international.

Vous parlez à plusieurs reprises de fusion de musique traditionnelle et de musique d’« ailleurs », cela favorise-t-il le dialogue ?

Absolument. Le processus artistique lui-même, de rencontre musicale, dans le cadre le plus souvent d’une résidence d’artistes, favorise l’échange, l’ouverture sur l’Autre, et le dialogue interculturel et/ou interreligieux. Ensuite, c’est le public qui devient témoin de cet échange lorsqu’il assiste à la fusion artistique qui se matérialise en direct sur scène. Le public prend alors conscience que des musiques à priori très différentes et éloignées, d’« ici » et d’« ailleurs », se marient merveilleusement bien musicalement. Je pense que cette prise de conscience favorise à son tour des sociétés plus ouvertes et diversifiées. Pour ma part, j’ai assisté à plusieurs fusions artistiques de ce type lors des festivals de musique au Maroc. L’une d’entre elles m’a particulièrement marquée : lorsqu’un groupe qawwali (chants dévotionnels soufis) venu du Pakistan a fusionné avec un gospel américain dans le cadre du Festival de Fès des Musiques sacrées du monde. Coté paroles, ils déclinaient respectivement « Amin » et « Amen » dans leur langue respective, et musicalement, la magie était au rendez-vous, chaque forme de spiritualité et de transe dialoguant avec l’autre avec une aisance formidable.

Le territoire où s’implante le festival est-il important pour donner du sens au festival ?

Sans aucun doute. Le territoire détermine toujours grandement l’identité du festival. Au Maroc, certains sont résolument urbains (L’Boulevard à Casablanca), d’autres sont spirituels (hippie pour le Festival Gnaoua à Essaouira, plus élitiste pour le Festival des musiques sacrées à Fès), d’autres encore se sont résolument tournés vers la nature (le désert à Dakhla, les montagnes de l’Atlas à Takerkoust).

On compare parfois les raves ou certains festivals à des « utopies concrètes » éphémères. D’après vous est-ce que les festivals reprennent les modèles de l’utopie ou de la « ville idéale » (l’île, le territoire clos, abondance du naturel, critique du luxe, l’abondance, l’harmonie) ?

J’en suis convaincue. Le festival est un espace-temps suspendu, qui rompt avec le quotidien dans une ambiance de communion, de fête, très semblable par exemple aux carnavals, où tout semble possible et où les hiérarchies et les classes sociales sont symboliquement remises en question.

Les technologies sont-elles parties prenantes de la production du politique en festival ?

En partie, car la réussite d’un festival dépend grandement de son identité, de son image, de la communication mise en œuvre pour sa promotion, que ce soit à travers les médias traditionnels ou les réseaux sociaux. Mais au-delà de cet aspect, le politique nait dans les dimensions très physique et émotionnelle des festivals : c’est en dansant et en chantant que les festivaliers expriment leur joie, leur approbation, voire leur colère, notamment lorsque les artistes sur scène les encouragent à le faire ou mentionnent un sujet qui leur tient à cœur.

L’atmosphère, les décors et les infrastructures sont-ils importants pour produire du politique ?

Encore une fois, l’identité d’un festival est cruciale, et par conséquent tout ce qui y contribue est important. Selon le type de festival, le décor peut l’être particulièrement, de même que les infrastructures qui permettront aux festivaliers de rejoindre le lieu et de s’y installer le temps que dure l’événement. D’autres événements en revanche peuvent tirer leur identité du fait qu’ils sont quasi-secrets, difficiles d’accès, et montés avec les moyens du bord. C’est souvent le cas des raves. Dans tous les cas, je dirais que la vision des organisateurs pour un festival donné est cruciale pour qu’il soit réussi (quelle est son identité ? sa mission ?), la réussite se traduisant par l’atmosphère et le degré avec lequel les festivaliers vont s’identifier avec cet évènement précis, au point de vouloir y revenir aussi souvent que possible, peu importe en réalité le nombre total de festivaliers (même si cela peut constituer un indicateur majeur). Et c’est dans cette union sacrée, qui nait de ce tout, dans un contexte sociétal spécifique, qu’apparait le politique au sens large.

Pour finir, dans un contexte où l’imaginaire occidental du futur s’essouffle et se voue à être technologique (gouvernance algorithmique, transhumanisme, solutionnisme technologique…) le festival oriental est-il un moyen de penser autrement l’imaginaire de la politique et de son futur en occident?

Je n’y avais jamais songé en ces termes, mais effectivement. Mon impression est que, dans le monde arabe, le culturel peut très facilement basculer dans le politique, ce qui sera considéré comme une bonne chose par certains et non par d’autres. En Occident en revanche, il me semble que le culturel, festivals inclus, est plus institutionnalisé et industrialisé (car lié aux politiques et aux industries culturelles). En même temps, nombreux sont les acteurs dans le monde arabe qui souhaiteraient en arriver là, avec un passage direct potentiellement aux nouvelles industries numériques. Inversement, la culture et les festivals en Occident gagneraient à retrouver un peu plus leur sens primaire, loin du simple divertissement. Peut-être les nouvelles générations sont-elles à la recherche de nouveaux combats à mener, et il se peut que le retour des populismes un peu partout leur fournisse la matière nécessaire. Enfin, n’oublions pas que les nouvelles technologies peuvent aussi favoriser de grands bouleversements et jusqu’aux mouvements révolutionnaires, comme l’a si bien montré le cas du Printemps arabe, du moins à ses débuts. Technologie ne signifie donc pas nécessairement essoufflement. Tout dépend de l’usage qui en est fait, et par qui.