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Meubler sous contraintes écologiques : quel rôle pour le·s designer·s ?
Introduction
L’éco-conception, terme très en vogue dans le domaine du design et dans le domaine légal, s’interpose de plus en plus fréquemment quand il s’agit de développer un nouveau projet ou un nouveau produit. Réfléchi et pensé selon son cycle de vie complet, un objet éco-conçu cherche à anticiper son impact -ou plutôt ses multiples impacts possibles- sur l’environnement. L’ACV (Analyse du Cycle de Vie), pratique couramment affiliée à l’éco-conception, est une méthode qui permet de mesurer cet impact globalisé. Née ou tout du moins dénommée sous ce terme dans les années 90, sa mise en pratique a pour objectif de réduire au maximum les impacts environnementaux inhérents à toute création d’un produit. Que l’objet ne soit qu’en phase de conception ou qu’il existe déjà, cette analyse vise à disséquer l’ensemble des processus et conséquences entrant en jeu, de sorte à tout d’abord évaluer puis par la suite améliorer le cycle de vie d’un objet (ou d’un espace) et cela, en le repensant dès le début. Il a d’ailleurs été estimé que 80% des impacts environnementaux sont déterminés au cours de la conception² et peuvent donc être réduits au cours de cette première phase de projet. Ce type d’analyse, comme de nombreuses autres études environnementales, est souvent communiqué au grand public de manière réductrice sous la forme d’impact carbone. Une donnée actuellement plus éloquente pour amener à réfléchir sur nos modes de conception, qui s’avère pourtant insuffisante.
« Ce que nous nommons aujourd’hui « éco-design » est en réalité un raccourci pour tout un ensemble de pratiques, d’outils et de recherches aux noms variés. Chacune de ces pratiques dépend d’une histoire et d’un contexte singulier, et les cultures mobilisées ne sont pas les mêmes (scientifique, ingénierique, design, etc.). ¹»
▵ ¹
PETIT Victor, « L’éco-design : design de l’environnement ou design du milieu ? », Sciences du Design, 2015, vol. 2, no 2, p. 31-39.
◁ ²
E.GRAEDEL Thomas, R.ALLENBY Braden, Industrial ecology, Prentice Hall, Englewood Cliffs, , 1995.
Bien plus que cela, cette analyse multicritères du cycle de vie consiste à interroger toutes les étapes de conception et d’existence d’un objet, avant de rendre son jugement final : quels sont les matériaux utilisés, leurs lieux d’extraction, les ressources pompées, les énergies aspirées, l’usage final visé, le service rendu, les méthodes de fabrication, la distribution ou le conditionnement de l’objet mais aussi quelle sera son évolution dans le temps, sa capacité à être recyclé ou réemployé, à être démonté ou à pouvoir dissocier les différents éléments qui le compose, etc. ? Autant de données relevées afin d’évaluer de manière rigoureuse, tout aussi bien l’impact carbone que les conséquences sur le changement climatique, l’épuisement des ressources, la toxicité humaine, l’écotoxicité ou l’eutrophisation des eaux douces ou encore l’acidification des océans et des sols, etc. L’ACV est une méthode normalisée qui fait l’objet d’une standardisation internationale suivant la norme ISO 14040, complétée par l’ISO 14044 et représente à ce jour, la forme d’outil la plus aboutie en matière d’évaluation globale des impacts environnementaux. Face au combat actuel, mené au nom du développement durable ou de la transition environnementale, cette pratique s’impose donc comme une méthodologie réflexive pertinente.
Si quelques designers ou concepteurs se sont saisis de cet enjeu depuis déjà plusieurs années, comme la Coopérative MU dans le design de produits, le studio Praticable ou Gauthier Roussilhe pour le design numérique, ce sont de manière dominante des ingénieurs qui exploitent les qualités de cette méthode. S’ils sont effectivement, plus armés de par leur formation pour analyser les données tirées d’une ACV et à même d’aiguiller vers des actions pratiques à engager en vue d’une éco-conception, la compréhension des usages et du service réel rendu fait davantage partie du champ d’action du designer. Un savoir tout aussi important voire essentiel pour éco-concevoir un objet. Car par exemple, tout aussi performant et écologiquement conçu que pourrait l’être un coquetier, est-il vraiment utile à toute existence ? Est-il vraiment nécessaire au quotidien pour répondre à nos plus grands besoins ?
De l’étiquetage à un plan préventif : objectif éco-conception
L’ensemble des objets qui composent nos intérieurs font face à une préoccupation grandissante quant à leur impact écologique. Les acheteurs de plus en plus avisés et sensibles à cet enjeu, confrontent ainsi nos mobiliers à de nouvelles attentes : matériaux sélectionnés et garantis par des labels, fabrication ou système de production le plus sobre possible, conditions de travail assurées éthiques, kilométrage réduit et production locale, etc. Ce sont autant d’indicateurs d’un désir de renouveau plus respectueux qui, malheureusement, ne saurait encore pleinement rivaliser avec la prépondérance du critère esthétique. Ainsi, ce sont surtout les contraintes juridiques imposées graduellement au monde des objets et de l’ameublement, qui ont permis de populariser et de dresser à l’ordre du jour les préoccupations environnementales au sein de cette branche. La loi AGEC (Anti-Gaspillage et Économie Circulaire), brève brèche opérée par le gouvernement courant février 2020, suivie par celle Climat et résilience l’année suivante, semble tel un boomerang, tout juste se répercuter à l’heure actuelle. Encore que subtilement palpable, la question de l’impact écologique de nos aménagements intérieurs commence pourtant à mobiliser ; doucement mais avec bien davantage d’assurance. Les mobiliers mis sur le marché dans un avenir proche, feront-ils alors partie des fondations qui structureront l’entreprise écologique de notre société ? Une entreprise à laquelle elle semble devoir, dans tous les cas, se destiner -que ce soit de manière contrainte ou émancipée-, et dont les meubles pourraient être les garants au sein de nos intérieurs.
Au regard de l’ancienneté de l’intégration du secteur de l’ameublement dans une visée écologique et face à la lenteur de ses progrès en la matière, s’informer sur les tentatives avortées ou échouées de normalisation de la filière, paraît pertinent pour penser celles de demain. Les nombreuses lois et textes épluchés, au cours de vagabondages sur des sites officiels comme sur d’autres formes plus singulières de médias -portant cependant, toujours un intérêt certain pour les mobiliers-, ont révélé une première tentative d’étiquetage ou d’affichage environnemental pour les EA (Éléments d’Ameublement), il y a de cela déjà plusieurs années. Mené par l’institut technologique FCBA (chargé des secteurs de la Forêt, de la Cellulose, du Bois-construction et de l’Ameublement), cette évaluation réalisée selon 3 critères et nommée éco-meuble, a été testée autour de l’année 2017 et semble avoir aussitôt été incinérée ; tout du moins sous le format d’une étiquette avec un logotype particularisé.
Mode d’information en vogue depuis peu, repris par une poignée de producteurs et de commerçants de mobiliers, tels que Tikamoon avec son Éco-note ou Leroy Merlin et son Home Index, ceux-ci s’inspirent du Nutriscore dans l’alimentaire ou de l’indice de réparabilité au sein des EEE (Éléments Électriques et Électroniques). Semblant saisir le pouls de la société actuelle, ces indicateurs cherchent à valoriser les bonnes pratiques des entreprises et cela d’un simple regard pour le consommateur. Ainsi, tout comme le mobilier durable semble être un sujet qui interpelle de plus en plus de consommateurs et pour lequel les connaissances sont grandissantes, ce score est censé apporter clé en main une réponse pour orienter leur choix. L’étiquetage³ apparaît comme un outil simplificateur, une facilitation graphique tirée à l’extrême, d’une évaluation obtenue par l’application d’une méthode précise. Autoproclamés dans les deux exemples précités, il semble juste de questionner la légitimité de ses notes et de leur méthode d’évaluation. En s’intéressant à celles-ci plus dans le détail, on découvre que ces sociétés pour évaluer s’appuient bien souvent sur d’autres labels tels que, par exemple, PEFC et FSC en ce qui concerne l’usage du bois. Des labels donc plus officiels, pour lesquels il y aurait néanmoins beaucoup aussi à dire, en termes d’indépendance et d’assurance d’impartialité – mais tel n’est pas l’enjeu de cet article. Il semble tout de même important de citer, Éco-Impact, une jeune société marseillaise qui évalue, forme et conseille directement les entreprises productrices de mobiliers sur leur processus d’éco-conception, afin que celles-ci obtiennent un impact écologique et social le plus positif possible. Une organisation à laquelle de plus en plus de maisons d’édition-production de mobiliers ont fait appel, tels que Kataba, NOMA, Maximum, TipToe, Tizu, etc., comme gage de légitimité.
◁ ³
En 2020, les tentatives d’étiquetage que le gouvernement a cherché à appliquer au secteur de l’ameublement, dénombraient une quantité importante d’informations à afficher. Trop conséquentes ou trop contraignantes, celles-ci ne furent pas adoptées. Pour plus de détails, consulter ce document :
Si l’affichage ou l’étiquetage des informations permet de considérer les facteurs primordiaux écologiques entrant en jeu dans la production de nos mobiliers, et semble intégrer les objectifs énoncés par la loi AGEC, il existe d’autres leviers en cours de déploiement. Tout d’abord, un fonds dédié au réemploi et à la réparation devrait -ou doit être formé-, au cours de cette année 2023, de sorte à notamment, davantage intégrer les acteurs de l’ESS (Économie Sociale et Solidaire) aux circuits de collecte. Cela permettrait qu’une plus grande partie des DEA (Déchets d’Éléments d’Ameublement) ne soient pas considérés directement comme tels mais plutôt revalorisés, en étant réemployés plutôt que recyclés. Tous ces meubles intacts qui sont mis à la benne car considérés comme démodés, auraient ainsi le droit à une seconde vie. De plus, ce fonds a aussi été pensé pour mettre à la disposition des particuliers (et possesseurs de mobiliers) des infrastructures de réparation, avec des formateurs habilités. L’enjeu étant de favoriser l’allongement de la durée de vie des mobiliers au détriment de leur remplacement.
Deuxièmement, dans les objectifs imminents (prévisionnellement d’ici cette fin d’année), il est demandé à ce que tout producteur élabore et mette en oeuvre un plan de prévention et d’éco-conception, dans le but de réduire l’usage de ressources non renouvelables, d’accroître l’utilisation de matières recyclées, ainsi que la recyclabilité de ses produits au sein des installations de traitement prévues à cet effet sur le territoire national ( qui n’en sont pour l’instant qu’au stade de labellisation et d’installation). Des plans à élaborer par les producteurs même, à réviser tous les 5 ans et à transmettre uniquement aux éco-organismes pour vérification, bien qu’une synthèse sera après coup mise à disposition du grand public. Ce plan (une fois renouvelé) doit être à même de faire un bilan du plan précédent, afin d’émettre de nouveaux objectifs et définir les actions de prévention et d’éco-conception à mener au cours des cinq nouvelles années à venir. Fer de lance des objectifs établis par le gouvernement pour mener à terme à une production et une consommation plus durables, ce plan s’accorde avec la règle des 3R promue, à savoir Réduction, Réemploi, Recyclage. Instauré pour forcer les entreprises à formaliser leur stratégie de réduction des impacts environnementaux, si cela apparaît comme un bon moyen pour amener les fabricants à réfléchir sur leur modèle de production, sur leurs comportements vis-à-vis de l’environnement, cela représente tout de même un travail complémentaire incommensurable. Une charge de travail et une tâche, pour lesquelles ces entreprises ne sont pas forcément équipées ou préparées.
Incitations ou contraintes, quel impact sur la profession du designer ?
Inciter au maximum les producteurs à l’éco-conception, telle est l’ambition affichée par les pouvoirs publics. Si ceux-ci se gargarisent des importantes réformes, modifications réglementaires et évolutions juridiques introduites afin d’œuvrer pour le climat ou la planète -pour le dire de manière prosaïque-, elles apparaissent pour un grand nombre de producteurs comme des contraintes écrasantes. Quand bien même bifurquer est l’horizon souhaité, en action cela peut s’avérer plus compliqué. Qu’en est-il d’ailleurs dans tout cela, de l’impact sur le designer ? Ni producteur -à part quelques exceptions de plus en plus rares- ni vendeur -la majeure partie du temps- de produits ou de meubles, celui-ci ne semble pas directement concerné par toutes ces inquisitions à faire plus écologique.
Diminution des déchets et réemploi maximal des matières récupérées, tel est le mantra institutionnalisé ! Opérant pour une fois à rebours dans la chaîne des rapports entre designer et producteur, c’est le producteur qui se trouve actuellement seul chargé d’une mission, pour laquelle le designer semble jusque-là laissé de côté en termes de responsabilité. Il n’en reste pas moins que celui-ci aurait bon compte à rapidement s’y intéresser, afin d’y être préparé plutôt que de le subir frontalement. Car si la contrainte semble à la charge ou décharge entière du producteur, elle fait dorénavant de lui une personne davantage de poids dans les discussions, en lui conférant le droit d’appliquer certaines conditions au designer. En effet, puisque faire fabriquer un bien aux antipodes de ce qui peut-être caractérisé de durable ou de responsable confrontera notamment le fabricant au règlement d’une éco-participation élevée, il y a de grandes chances (et espérons-le), pour que le producteur s’interpose et face réviser sa demande au designer.
Prendre en considération les enjeux environnementaux de son activité fait partie des attentes que nous sommes en droit d’espérer de la part d’un designer, d’autant plus au vu de l’amplification des dérèglements et crises climatiques. Réemploi, recyclage, récupération, upcycling, réduction (de matière non renouvelables, de carbone émis, d’énergies dépensées, bref d’impact négatif), devraient fervemment faire partie de son champ lexical et être intégrés à la feuille de route associée à l’ensemble des projets qu’il développe. Si l’on voit de plus en plus de nouveaux organismes se saisir de ces enjeux, ainsi que certaines maisons d’édition/fabrication à la pratique plus vertueuse et éthique, encore trop de mobiliers à bas prix et de piètre qualité peuplent les rayons de nos commerces ; que ceux-ci soient physiques ou virtuels. Mais comment faire pour que l’ACV, cet outil propre au travail de l’ingénieur, soit davantage employé au sein de l’activité du designer ? Comment faire pour qu’elle devienne une méthode d’éco-conception plus accessible et démocratisée ?
Pour combattre l’invisible, le pouvoir de l’esthétique et le poids de la communication
L’ACV est une méthode encore bien souvent trop absconse pour un designer, aux sortants -encore plus qu’aux entrants- difficiles à expliquer ou à comprendre plus précisément. Pour rendre plus praticable cette pratique, l’une des solutions pourrait être d’intégrer davantage d’ingénieurs aux équipes d’agences de design. Ou bien, si ce n’est de former davantage de designers à cette méthodologie qui apparaît comme une solution plus enviable ? Quoiqu’il en soit, la mise en application de l’ACV en prenant sa consistance sur des bases de données payantes interroge. Réalisées certes, par des experts chevronnés ayant travaillé et travaillant certainement encore de nombreuses heures dessus, au vu des défis qu’il nous faut relever pour inverser le cours des choses, rendre accessibles ces données en leur conférant le statut d’utilité publique ne semble que trop peu demandé. Cela n’est pourtant toujours pas à l’ordre du jour, à en voir la direction prise par les pouvoirs publics en charge de ces questions. Ceux-ci sont davantage dans ce qu’ils aiment à nommer la pondération et qu’on décriera plutôt de minimisation des impacts environnementaux. À l’image des tentatives d’étiquetages écologiques, ils tendent à rendre très simpliste la complexité réelle des enjeux pourtant soulevés. Car, quel que soit le mobilier ou l’objet produit, aussi lambda ou insignifiant soit-il dans notre quotidien, ces répercussions invisibles sont pourtant conséquentes pour notre environnement.
Oeuvrer pour permettre la compréhension de ces données est donc une piste à investiguer, qui ne révèle cependant que l’un des freins pertinents à identifier pour espérer voir évoluer la situation plus radicalement. Au delà de rendre intelligibles les informations rationnelles que ces bases de données transposent (calcul de l’impact carbone, de l’épuisement des ressources non renouvelables, de l’acidification des sols, etc.), tout comme les valeurs irrationnelles ou transcendantes d’ouverture au monde que leur déploiement révèle, la question du critère esthétique s’apparente à la porte d’entrée de toute habitation : elle est le premier élément à déverrouiller pour mener vers un autre monde. Ainsi, l’esthétique devrait d’une manière ou d’une autre, être intégrée à toute ACV tel un critère supplémentaire pour évaluer nos mobiliers ou les divers objets qui composent notre quotidien. Un critère délicat à définir ou à établir, qui dans la réalité des faits ne peut pourtant être laissé de côté.
© Image de couverture : illustrations de Q’est ce Qu’on Fait ?!