Votre panier est actuellement vide !
Petite histoire des bureaux : comment le design accompagne les mutations du travail 1/4
Introduction
La relation de l’homme à son espace de travail est indissociable de la relation de l’homme à son environnement : travailler, c’est tout d’abord modifier son environnement. Or, depuis l’avènement du télétravail et ses multiples avatars – domicile, coworking, déplacements professionnels, metaverse… –, suite à de multiples facteurs – politique de réduction des coûts fonciers, pandémie, équipes dispersées… –, nos repères spatio-temporels dans le travail se trouvent bouleversés. Il s’agit d’un nouveau chapitre dans l’histoire des organisations de notre société occidentale. Elle a connu de nombreuses mutations, toujours appuyée par le design, qui permet de mettre en place les outils matériels à la collaboration. L’architecture intérieure et la conception des espaces sont centrales dans notre rapport au travail : elles créent la sphère de coordination dans laquelle nous évoluons.
L’histoire du design des espaces d’activité nous renseigne donc sur l’évolution de nos relations avec le travail, des valeurs dont on l’investit, en tant que tel et en tant qu’organisation sociale. La retracer est donc une étape indispensable pour se projeter alors que nous vivons, à l’échelle globale, une profonde reconfiguration de nos manières de vivre le travail.
« l’architecture intérieure et la conception des espaces sont centrales dans notre rapport au travail : elles créent la sphère de coordination dans laquelle nous évoluons. »
Genèse de l’espace de travail
La naissance de l’espace de travail intellectuel
Dans la tradition antique, la valorisation sociale se trouve dans la politique ou la philosophie, qui ne sont contrairement à aujourd’hui pas considérés comme un travail ou une production intellectuelle ; mais respectivement comme la vie du citoyen et la jouissance du temps libre destiné à la méditation (otium). Ce sont les esclaves qui travaillent la terre (labor) ; et l’économie est dirigée vers l’intérieur du foyer. L’espace de travail, a fortiori non-manuel, n’est donc pas nécessairement investi, dans l’histoire, comme lieu d’organisation, d’innovation et de réussite.
Pour le philosophe Pierre Musso (La religion Industrielle, 2017), le lieu de travail tel qu’on l’appréhende actuellement naît dans le monastère. Les moines suivent la règle ora et labora : « prie et travaille » ; même si le labor reste un travail terrestre, damné. La prière est une œuvre, donc travail, production. Les monastères sont pour Musso les premiers lieux de travail intellectuel, hors des espaces domestiques, à l’organisation proto-industrielle, à l’origine des espaces tertiaires contemporains. Les copistes recouvraient d’ailleurs leurs tables du même tissu que leur habit, la bure, qui, par métonymie, donnera son nom à la table de travail et à l’espace du “bureau”. Dans les bourgs moyenâgeux, les artisans installent dans le même espace domicile et arrière-boutique où exercer leur travail non-manuel (comptabilité, etc.). Mais dans le domaine de la construction, artisans, contremaîtres et comptables de chantiers doivent bien travailler hors de leurs domiciles : une nouvelle organisation du travail ’délocalisé’ se met en place. Elle ouvre, pour Musso, la voie à la manufacture, qui « désigne des formes diverses de la vie industrielle entre le XVe et le XVIIIe siècle […]. La manufacture est devenue usine [lors de la révolution industrielle au XVIIIe] en se dotant d’une cheminée et surtout en se mécanisant fortement ».
La science du management, trouve elle aussi son origine dans la comptabilité, d’après Musso : « la première traduction en français, en 1552, de Columelle, agronome romain, contient l’expression ’mesnagement de notre métairie’, utilisée pour désigner la gestion d’un domaine ou l’exercice de l’administration. Elle identifie l’entrepreneur foncier au ’bon ménager’ ». Avant de se délocaliser également du foyer à ces nouveaux espaces productifs, la manufacture puis l’usine.
L’espace rationalisé des Lumières et l’industrialisation
Au XVIIIe siècle, sous l’impulsion des Lumières, la société se détache de Dieu comme principe ultime – et donc organisateur – et lui substitue la rationalité humaine. Comme documenté par Michel Foucault dans Surveiller et Punir, ou comme on peut le voir sur les plans de la Saline royale d’Arc-et-Senans de Claude-Nicolas Ledoux (1774), la surveillance des travailleurs et la facilitation des flux devient la priorité dans la conception des bâtiments de production, des hôpitaux, des prisons, des écoles.
Ces espaces prennent des allures standardisées où, sur le même modèle que le monastère, les travailleurs partagent un même décor, un même vêtement, un même temps — pour l’historien américain Lewis Mumford, l’horloge « a dissocié le temps des événements humains et contribué à la croyance en un monde indépendant, aux séquences mathématiquement mesurables, le monde spécial de la science¹».
En cela, Claude-Nicolas Ledoux, qui verra son projet retoqué par Louis XV, aura été en avance sur son temps. De son propre aveu, il a priorisé dans son projet « les besoins et les convenances d’une usine productive » au détriment des marqueurs traditionnels de la monarchie… à qui il ne restait plus qu’une quinzaine d’années de règne ; avant d’être renversée par un nouvel ordre politique et économique caractérisé par l’industrialité, la rationalité, la productivité. Adam Smith fonde l’économie comme champ disciplinaire. Le temps, les hommes et la nature deviennent “utiles”, et donc mesure. Hegel déclare que “la prière matinale de la société bourgeoise est la lecture du journal”. La sécularisation de l’économie ainsi faite, l’ère industrielle s’installe et avec elle sa division et spécification de l’espace.
Au XIXe siècle, patrons paternalistes (Michelin, Peugeot..) et intellectuels socialistes (Charles Fourier) développent la cité ouvrière, déjà pressentie dans la saline de Ledoux : la ville, qui se confond avec l’entreprise, prend soin des habitants. Dans la ville socialiste, ils participent à la cité et au capital comme ils participent au travail dans une “communauté participative”. Au XXe siècle, la ville telle que nous la connaissons, incluant les zones d’habitation et de loisir, est profondément dessinée par le travail, toujours sous les mêmes standards : un temps, un lieu, des signes extérieurs distinctifs, où le design d’espace joue un rôle fondamental.
◁ ¹
MUMFORD Lewis (1934). Technique et civilisation. Parenthèses, 2016
[Extrait d’une étude réalisée par Paul Marchesseau -fondateur d’Emilieu Studio, agence d’architecture intérieure et de design, et enseignant à l’Ecole Camondo- et par Natalia Bobadilla -maîtresse de conférences en Sciences de gestion à l’Université Sorbonne Paris Nord-, publiée dans Les Cahiers de Cime N°4.]