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Petite histoire des bureaux : comment le design accompagne les mutations du travail 4/4
Le télétravail
Faire rentrer le bureau à la maison
En 1972 paraît Le choc du futur d’Alvin Toffler, homme d’affaires et écrivain qui imagine le futur de la communication à son époque. Dans ce livre, il “prédit dans les grands changements à venir une migration importante du bureau vers le domicile¹”, rappelle le sociologue des organisations Daniel Olliver. Son anticipation des techniques de communication vers un un re-cloisonnement (les domiciles), grâce à la dématérialisation de l’information qui rendra la frontière du mur caduque, a grandement influencé les inventeurs de son époque.
En 1983, Philip J. Stone et Robert Luchetti, professeurs à Harvard, militent pour un bureau « home-base ». Devant la multifonctionnalité que l’on attend alors d’un espace de travail et d’un employé du tertiaire, ils imaginent un bureau de petite taille, hautement polyvalent, que l’on peut transporter, capable d’accueillir différents usages par différentes personnes. Home-base signifie ici l’idée de « centrale » ou de « vaisseau-mère », mais il est intéressant de constater que l’idée est beaucoup plus visionnaire qu’initialement réalisée : le home-base, dès les années 90, n’est plus le bureau, mais l’ordinateur lui-même. Le « poste de travail » s’est transféré à l’intérieur de la machine.
Et la machine, elle, est de nouveau profondément attachée à l’individu, après des décennies de mutualisation. C’est l’avènement du personal computer. Il en va de même pour l’espace de travail. En 1996, Sony lance une campagne de publicité, dont le slogan est : « your office is where you are », soit « votre bureau est là où vous vous trouvez ». En conséquence, tous les espaces de la vie quotidienne – maison, lieu de transport, café… s’en trouvent bouleversés. Désormais, le TGV est un bureau bis pour nombre d’actifs, au même titre que la résidence secondaire et bien des bistrots, qui doivent même parfois interdire les ordinateurs pour éviter de se trouver transformés définitivement en espaces de coworking.
« Une étude de la plateforme de location de bureaux Ubiq a calculé une augmentation de 60 % des espaces de coworking en France entre 2019 et 2021 et selon une étude menée par un des leaders mondiaux du marché, We Work, 79 % des dirigeants français seraient prêts à accepter que leurs travailleurs aient un bureau hybride, entre bureau d’entreprise et télétravail. »
◁ ¹
OLLIVER Daniel (2017). “Le succès du télétravail. Les effets de la nouvelle loi Travail. Études, 2017/12 (décembre), pp. 33 à 46016
La normalisation du télétravail
Le télétravail s’est démocratisé aussi rapidement que l’a permis la technologie et les baisses des prix de l’équipement. Ainsi, Daniel Olliver rappelle que “le vrai décollage du télétravail se situe à la fin des années 1980 avec l’accès d’internet au plus grand nombre et la création du premier micro-ordinateur portable (11 kg)²” ; soit quelques années à peine après la conceptualisation du bureau home-base. En moins de 30 ans, c’est un tiers des travailleurs qui ont effectué la conversion dans les pays anglo-saxons, chiffre le sociologue : “Les pays anglo-saxons affichent des taux supérieurs dans la population active, atteignant 30 % de télétravailleurs, avec une progression constante et régulière ces dernières années [il écrit en 2017]³”. En France, le télétravail commence à être encadré en 2002 grâce à l’accord cadre européen sur le travail, puis celui de l’accord national interprofessionnel en 2005, qui donnent une existence législative au télétravail. Avec la loi Warsman, en 2012, le télétravail intègre le code du travail.
Le télétravail se définit principalement par l’équipement et la technologie qui permettent de travailler à distance. Autrement dit l’ordinateur, où qu’il soit placé, transforme l’espace (fût-ce celui délimité par deux genoux) en bureau éphémère. Daniel Olliver précise que les lieux de télétravail sont très variés et pas cantonné au domicile : “Le télétravail peut s’effectuer depuis le domicile, un télécentre, un bureau satellite, de manière nomade (lieux de travail différents selon l’activité à réaliser) ou bien encore au sein d’un espace partagé (coworking).⁴”
Le coworking, mélange de bureau partagé et de bureau home-base, est d’ailleurs certainement celui qui gagne le plus en popularité. Cette modalité de travail permet, en échange d’un loyer (à l’heure comme à l’année, payée par le travailleur ou son entreprise), de trouver un espace et des équipements adéquats pour son travail. Une étude de la plateforme de location de bureaux Ubiq a calculé une augmentation de 60 % des espaces de coworking en France entre 2019 et 2021⁵ et selon une étude menée par un des leaders mondiaux du marché, We Work, 79 % des dirigeants français seraient prêts à accepter que leurs travailleurs aient un bureau hybride, entre bureau d’entreprise et télétravail⁶.
Le télétravail à domicile ou home-office
Dans le cas du travail à domicile, tout le monde n’a pas forcément la place de dédier une pièce entièrement dédiée au travail, comme dans l’exemple canonique de l’appartement parisien. Si l’hôtel particulier avait un espace dédié au travail, l’équipement informatique, lui, crée, dans un mouvement inverse, l’espace de travail autour de lui. Là où le travailleur ouvre son ordinateur, il déploie son bureau.
De nombreux accessoires se développent depuis une vingtaine d’années pour faciliter le télétravail à domicile, dont de nombreux viennent des jeux vidéos (claviers et souris ergonomiques, moniteurs externes de qualité destinés aux particuliers, machines puissantes pour faire tourner des logiciels demandant de la puissance de calcul, webcams et micros…). Il est maintenant possible d’avoir un réel confort de travail chez soi. Le problème qui demeure est celui de l’isolation acoustique.
La crise du Covid a démontré, par la force des choses et l’urgence de la situation, que le travail coordonné à distance, même hors des espaces de travail et dans les espaces domestiques, était possible. On a assisté ces deux dernières années à une généralisation de la visioconférence, de son équipement et de ses dispositifs techniques.
Télétravail et espaces de bureaux
Le télétravail transforme aussi les espaces de bureau d’entreprises : il a provoqué l’adoption de pratiques innovantes, comme les visioconférences, qui engendrent de nouveaux besoins en termes d’équipements acoustiques, d’équipements et de réseaux. L’espace du bureau d’entreprise s’enrichit donc de nouveaux dispositifs tels que les box d’isolation pour les visioconférences, les accessoires pour réaliser des réunions mixtes en distanciel et présentiel, des attentions particulières apportées aux fonds (physiques ou numériques) des visio-conférence afin d’avoir un décor qui incarne l’entreprise. La qualité du wifi devient un élément central dans la mesure de la qualité de l’espace de travail.
Au niveau du mobilier, de petits rangements ponctuels font leur apparition, qui permettent aux personnes de passage, ou en transit, d’être accueilli sur des temps courts. Les espaces se modulent suivant le taux d’occupation. Des applications de réservation de salles transforment les bureaux en salles de réunion temporaires. La convivialité devient centrale pour les télétravailleurs qui se retrouvent ponctuellement au bureau.
Le bureau climatique
Le prochain immense défi auquel sont confrontés les concepteurs de bureau, les travailleurs et les décideurs, c’est bien sûr le changement climatique doublé de la question énergétique. La France, avec plus de 54 millions de mètres carrés de bureau en 2019⁷, la grande majorité ventilés et climatisés, représente une consommation d’énergie notable. Avec le changement climatique et la multiplication des canicules, on commence à observer que les télétravailleurs ont tendance à revenir au bureau pour profiter de la plus grande fraîcheur. Seulement, la climatisation participe activement au problème : elle représente 10 % de la consommation électrique mondiale et rejette la chaleur à l’extérieur, pouvant augmenter la température des villes de 1 à 1,5°C, et pourrait atteindre les 2°C à Paris⁸.
De plus, les infrastructures parfois complexes et désuètes poussent à la destruction d’anciens bâtiments, pour reconstruire du neuf, plutôt qu’à la réhabilitation. Pourtant, il faut maintenir et retravailler ces structures existantes si l’on souhaite répondre à l’urgence de la question climatique. Dans ce sens, les filières de réemploi de mobiliers de bureaux s’organisent aujourd’hui afin de proposer des catalogues de mobilier de seconde main. D’autres déconstruisent plutôt que de détruire et récupèrent la matière afin de la réemployer.
Enfin, bien sûr, le bâtiment doit être durable. Une bonne maintenance et un choix correct des équipements techniques sont capitaux. Mais on doit aussi les concevoir selon un principe de réversibilité de leurs usages : par exemple, pouvoir transformer des bureaux en logements, ce qui reste très complexe aujourd’hui, mais techniquement réalisable. Ainsi, on utilise les bâtiments à leur plein potentiel en concentrant les usages et on évite les déconstructions et constructions inutiles.
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“54,25 millions de m2 de bureaux (+ 0,1 %) en Ile-de-France, selon l’Orie”. Le Journal du Grand Paris, 7 avril 2019
◁ ⁸
DISDERO Eleonore (2022). “Climatisation: « En voulant s’adapter à la hausse des températures, on aggrave le problème »”. Libération, 16 juin 2022
[Extrait d’une étude réalisée par Paul Marchesseau -fondateur d’Emilieu Studio, agence d’architecture intérieure et de design, et enseignant à l’Ecole Camondo- et par Natalia Bobadilla -maîtresse de conférences en Sciences de gestion à l’Université Sorbonne Paris Nord-, publiée dans Les Cahiers de Cime N°4.]